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| Par Pierre-Yves Bénoliel. 
Léo Tamaki est l'un des collaborateurs réguliers de Dragon et beaucoup le 
connaissent au travers de ses colonnes et des interviews exceptionnelles 
qu'il a réalisées auprès des plus grands maîtres. Pourtant il est probable 
que peu d'entre vous sachent qu'il est aussi un des pratiquants les plus 
talentueux de sa génération. Léo sera le premier expert de la série de 
vidéos que j'ai décidé de produire à travers Art et Combat. A l'occasion de 
la sortie prochaine de ce DVD il a accepté de passer de l'autre côté du 
micro. 
 
A&C : - 
Bonjour Léo peux-tu nous parler de ton parcours martial?
 
LT : - J'ai commencé à pratiquer le Judo vers l'âge de six ans. A l'adolescence je 
me suis ensuite tourné vers le Kung-fu, ça impressionnait plus les filles. 
(rires) Je suis ensuite passé par une forme de self-défense puis le 
Full-contact et le Karaté. J'ai finalement débuté l'Aïkido à vingt-et-un ans 
et le Shinbukan il y a quatre ans.
 Cela fait presque trente ans de pratique! (Rires) Oui dis comme cela ça peut paraître impressionnant. En réalité il y a eu une ou deux années sans, mais surtout, jusqu'à à peu près 18 ans c'était simplement une pratique de loisir. Au final cela fait un peu plus de vingt-cinq ans que je pratique avec disons une quinzaine d'années intensives. 
A&C : -  
On voit beaucoup de jeunes passer d'une pratique souple à une discipline 
dure. Des adolescents qui ont pratiqué l'Aïkido par exemple qui passent au 
Karaté, au Taekwondo ou au Jujitsu. Toi tu as fait la démarche inverse. 
Est-ce parce que le combat ne t'intéressait plus?
 
LT : - C'est vrai que le passage d'une pratique "externe", dure, à un travail plus 
souple se fait généralement lorsque les pratiquants prennent de l'âge et ne 
sont plus intéressés par l'aspect combat. Ca n'a pas été mon cas.
J'ai toujours apprécié le combat et j'aime toujours ça. Mais j'ai trouvé 
dans l'Aïkido puis le Shinbukan des pratiques souples qui m'ont parues plus 
efficaces. Au Japon on dit "Ju yoku go o sei suru", le souple vainc le dur. 
Cela dit il ne faut pas croire que la transition s'est faite aussi 
nettement, simplement en changeant de discipline. Lorsque j'ai débuté 
l'Aïkido je le pratiquais de façon très dure et ça a duré pendant presque 
dix ans. J'ai d'ailleurs pratiqué pendant un temps le Kyokushinkaï en 
parallèle au Japon au Hombu dojo. Il est difficile de lutter contre la 
testostérone lorsqu'on est jeune!
 
A&C : - Il t'a donc fallu une dizaine d'années pour abandonner le combat.
 
LT : - Oh non, il m'arrive encore de combattre, même si ce n'est plus aussi 
fréquent que par le passé. Je suis encore en pleine formation dans ma 
pratique. J'ai donc besoin d'évaluer régulièrement l'intérêt de tel ou tel 
type de travail au travers de ses résultats. Je crois qu'arrive un moment où 
il n'est plus nécessaire de combattre. Mais je n'en suis pas encore là. Le 
problème est de ne pas combattre pour combattre, s'affronter pour le 
plaisir, pour satisfaire son égo. Le combat est un test, il ne doit pas être 
la base de la pratique. Ca a été mon cas pendant très longtemps.
L'essentiel de la pratique martiale telle que je la conçois est la 
modification de l'utilisation du corps. Et cela ne peut se faire qu'à 
travers un travail technique précis. Dès lors que l'on multiplie les combats 
on devient obnubilé par l'idée de la défaite ou de la victoire. Afin de 
vaincre on modifie la technique et le long travail sur le corps disparaît 
immédiatement.
 Dans les disciplines obéissant à des règles telles que le Judo ou le Karaté sportifs, les compétiteurs modifient les techniques à l'extrême en veillant juste à ne pas sortir du cadre des règles. Finalement ces modifications se répandent dans la discipline d'origine qui perd peu à peu la richesse de son enseignement. Les changements sont opérés par des compétiteurs qui ne maîtrisent qu'une partie superficielle de la discipline et leur vision à court terme supprime tout ce qui ne produit des résultats qu'à long terme. Même si ces résultats sont beaucoup plus importants et efficaces. Le combat est trop souvent un moyen de se rassurer, de flatter son égo et son désir de puissance, de domination. Dans les sports de combat c'est un rituel qui est très éloigné du combat de survie réel où les habitudes que l'on a travaillé à rendre spontanées dans un cadre sécurisé sont très dangereuses.   
A&C : - Peux-tu préciser ce que tu entends par là??
 
LT : - Imagine un champion de sport de combat qui s'est entrainé pendant dix ou 
quinze ans de façon intensive. Considère qu'il pratique une discipline pieds 
poings. Ses centaines ou milliers d'heures d'entraînement ne l'ont pas 
préparé à réagir à un coup de pied dans les parties car cela est interdit 
dans son sport. Lors d'une frappe au ventre il contracte ses abdominaux. 
Mais que se passe-t-il si au lieu d'un poing c'est un couteau qu'il reçoit? 
De même un pratiquant d'une discipline de lutte a l'habitude de prendre une 
garde où son visage est très proche de celui de son adversaire, où il a le 
bassin en arrière. Que se passe-t-il si son adversaire lui met un coup de 
tête?
 Les réflexes que les athlètes de sport de combat développent sont liés à des préconceptions qui sont logiques au regard des règles de leur discipline et qui leur permettent d'être plus efficaces à l'intérieur de ce cadre. Mais les règles des sports de combat sont quelque chose d'effrayant dans le contexte du combat réel où les cibles et les techniques les plus importantes sont celles qui sont interdites en compétition. Je ne tiens pas à critiquer les champions qui ont un investissement énorme et sont quasiment imbattables dans leur domaine. Simplement cela ne représente qu'une partie, très limitée, de la pratique martiale. On entend ou lit parfois des commentaires du type: "Oui mais maître X face à champion Y ne tiendrait pas deux secondes.". Mais c'est complètement stupide, cela revient à comparer des choses qui n'ont rien à voir. Est-ce que Rostropovitch pouvait faire plus de bruit que Metallica avec son violon? Probablement pas. Mais ce n'était pas non plus son but. Un champion de sports de combat s'en tirera généralement bien dans un combat rituel, une petite "bagarre", car il pourra utiliser ses qualités physiques. Dans un ring et protégé par des règles il battra probablement même des membres des forces spéciales tels que les SAS ou les Spetsnaz. Mais il n'aura quasiment aucune chance de faire face à ces hommes rodé au combat à mort dans une lutte sans aucune règles. N'envisageons même pas le cas d'un combat au couteau… 
A&C : -  C'est un peu la différence que tu mentionnes souvent dans tes chroniques 
entre le bujutsu, le budo et le kakutogi. Peux-tu nous en parler?
 
LT : - Les bujutsu sont les techniques martiales traditionnelles. Ce sont les 
disciplines qui étaient pratiquées par les bushi, les guerriers japonais. 
Leur but est de détruire l'ennemi de la façon la plus rapide et la plus 
efficace. Il n'existe aucune limitation morale ou technique quand à la façon 
de le faire, la survie du pratiquant reposant sur la mise en application de 
son savoir.
 Les budo sont les voies issues des bujutsu. Ils ont été créés entre la fin du 19ème siècle et le milieu du 20ème. Les plus célèbres et les plus pratiqués sont le Judo, le Kendo, le Karatédo et l'Aïkido. Leur but est l'éducation de l'homme aux niveaux physiques et spirituels. La pratique est un support dont la finalité destructrice est secondaire. Ce sont des disciplines avec une éthique forte qui délimite généralement leur panel technique. Les kakutogi enfin, sont les sports de combat issus des budo. Ils comprennent les versions sportives des budo ainsi que des disciplines nouvelles telles que le Kick-boxing. Ce sont des loisirs sportifs nés du milieu du 20ème siècle à nos jours. Ils visent à permettre la confrontation de deux adversaires dans le cadre le plus égalitaire et sécurisé possible. En conséquence ils sont très normés et leur éventail technique est très limité. Cette catégorisation correspond aux arts martiaux japonais mais les pratiques martiales dans leur globalité rentrent généralement plus ou moins dans une de ces catégories. 
A&C : -  Les budo et les bujutsu ne sont-ils pas, au fond, d'essence similaire?
 
LT : - Cela dépend de ce que tu appelles leur essence. Il peut y avoir selon les 
disciplines et les écoles une grande similarité. Mais il faut bien 
comprendre qu'à la base les bujutsu ne comprenaient pas un enseignement 
moral même si, bien évidemment, le comportement du maître et des anciens 
était un enseignement en lui-même. Les samouraïs étudiaient le 
confucianisme et les matières morales de façon séparées. Les techniques, 
bien que transmettant un enseignement théorique, se basaient sur des 
situations pragmatiques. L'élève apprenait par exemple à trucider un 
messager ou un invité par surprise. On lui apprenait à tromper, lancer du 
sable au visage de l'ennemi, etc… Il faut bien se souvenir que la 
probabilité qu'un pratiquant ait à se servir de son art pour défendre sa vie 
était extrêmement élevée. Parmi les maîtres du bujutsu certains, tels que 
Miyamoto, ont atteint un état d'éveil. Mais c'était une conséquence, non pas 
un but. A une époque où les défis et duels étaient fréquent un adepte 
n'était pas mesuré en terme de réalisation spirituelle mais au nombre 
d'ennemis défaits.
 Les budo au contraire sont des méthodes d'éducation. Si certains de leurs maîtres se révélèrent des combattants redoutables, parfois même dans des situations de vie ou de mort, leur enseignement technique est souvent très éloigné de la réalité. Il suffit d'imaginer un pratiquant de Kyudo sur un champ de bataille pour comprendre l'écart qui peut exister entre une discipline à visée pratique tel que le bujutsu et le rituel des budo. Le bujutsu et le budo sont des pratiques cousines mais différentes. Toute comparaison entre elles est un peu biaisée parce que même si elles peuvent avoir des résultats similaires, c'est plus une exception que la règle et leurs buts sont très différents. 
A&C : - Qu'en est-il du Systema ou des méthodes de self-défense modernes et des arts martiaux artistiques?
 
LT : - Les arts martiaux artistiques peuvent être classés dans les kakutogi. La 
confrontation ne se fait pas par le combat mais par une évaluation de 
formes, comme en patinage artistique. Mais les compétitions de formes 
existent aussi en Karaté sportif par exemple.
Pour le Systema ou les méthodes de self-défense il est vrai qu'elles ne se 
classent pas facilement dans une des trois catégories. En fait ce type de 
travail est très minoritaire au Japon qui est un pays très sûr et où les 
gens ne vivent pas dans la crainte d'une agression. Les méthodes de 
self-défense dont l'un des principaux attraits est de pouvoir développer une 
capacité à se défendre rapidement ne présentent donc pas l'attrait qu'elles 
peuvent avoir en France ou aux Etats-Unis. Ceux qui cherchent à savoir se 
battre choisissent simplement une discipline issue d'un des trois groupes 
majeurs.
  La classification bujutsu/budo/kakutogi est une simplification qui recèle 
quelques exceptions et des chercheurs comme Donn Draeger en ont d'ailleurs 
élaboré des beaucoup plus pointues. On pourrait classer le Systema et 
quelques méthodes de combat modernes comme des shin-bujutsu, techniques 
martiales modernes, et les méthodes de self-défense comme des goshinjutsu, 
techniques de self-défense. Le problème des disciplines modernes est qu'il faut du temps pour séparer le bon grain de l'ivraie. Si le Systema fait indéniablement partie de la première catégorie et a largement fait ses preuves, ce n'est pas le cas de beaucoup de nouvelles disciplines qui malheureusement ne sont pas toujours éphémères. 
A&C : - Quelle est la différence entre un goshinjutsu et un shin-bujutsu?
 
LT : - (Rires) La définition des choses est nécessaire pour en parler précisément 
mais elle nous amène parfois à trop rentrer dans le détail. Une des 
différences essentielles est que les self-défenses sont normalement créées 
et enseignées de façon à rester dans le cadre légal. Elles visent à se 
protéger d'agressions et non de tentatives de meurtres. Pour respecter la 
notion de proportionnalité, toutes les techniques létales sont donc 
logiquement bannies.
 En revanche un shin-bujutsu est un système de combat moderne qui, comme les bujutsu traditionnels, vise à détruire son ennemi de la façon la plus radicale dans le minimum de temps. Bien sûr les versions enseignées au grand public sont édulcorées mais c'est l'essence de la discipline pour ceux qui la pratique dans le cadre d'un besoin réel. Il y a aussi une différence notable au niveau de la pratique. Alors que la plupart des méthodes de self-défense modernes sont basées sur une utilisation du corps en tension, proche de ce que l'on trouve dans les kakutogi, sports de combat, le Systema de Vassiliev repose sur la souplesse et le relâchement comme dans les bujutsu authentiques. Si la première forme de travail peut être efficace, cela reste très limité par rapport à la seconde. Les disciplines naissent en accord avec les besoins et l'esprit de l'époque dans laquelle elles sont créées. Aujourd'hui les adversaires que l'on pourra rencontrer dans une vie n'auront probablement qu'un savoir martial très limité. Les méthodes modernes de self-défense sont donc suffisantes et donnent des résultats satisfaisants dans un temps limité. Un bushi du 16ème siècle n'avait quasiment aucune chance de terminer sa vie sans affronter un autre guerrier et participer à plusieurs batailles. La présence de la mort comme éventualité était donc présente en permanence dans son esprit. Même si l'on suppose qu'il avait dépassé la peur de la mort, il lui restait le désir de servir son seigneur et d'amener la gloire sur le nom de ses ancêtres. Son investissement dans un art extrêmement sophistiqué était donc une évidence. Les sports de combat et leur médiatisation correspondent aussi, malheureusement, à notre époque… 
A&C : -  L'efficacité en combat repose donc à ton avis sur la modification de 
l'utilisation du corps ?
   
LT : - Pas obligatoirement. Hino senseï est comme tu le sais un maître qui a 
beaucoup combattu, notamment dans la rue. Il a fait face à de nombreux 
adversaires armés de chaînes, couteaux, mais aussi armes à feu. Un soir nous 
regardions des vidéos d'arts martiaux chez moi et je lui en ai montré une 
d'un célèbre instructeur français de self-défense. Il a trouvé son travail 
très intéressant et m'a donné des explications passionnantes qui m'avaient 
échappées sur ce qu'il démontrait. Je lui ai alors demandé s'il pensait que 
cet homme avait modifié l'utilisation de son corps. Il m'a dit: "Pas du 
tout. Cette personne a beaucoup combattu et ça se voit. Ce qu'il enseigne 
est intéressant et efficace en combat mais il n'y a pas de modification de 
l'utilisation du corps.".
 Les méthodes de modification de l'utilisation du corps nécessitent un investissement en temps et en intensité très important avant de donner des résultats. Prenons l'exemple de bushi qui s'entraînaient chaque jour pendant six heures. Au bout d'un an ils avaient cumulé plus de deux mille heures. Six mille en trois ans. Aujourd'hui un pratiquant assidu pratiquera environ trois heures par semaine. En enlevant les vacances et les jours fériés cela fera en gros cent-trente heures dans l'année. Il lui faudra près de cinquante ans pour pratiquer autant que le bushi en trois ans! Sans compter que le pratiquant actuel le fera généralement dans un esprit de détente alors qu'il s'agissait d'une question de vie ou de mort pour le bushi. La modification de l'utilisation du corps est pour moi la clé de la plus grande efficacité. Mais elle nécessite un investissement important avant que le pratiquant puisse développer une efficacité en combat dessus. Les méthodes de self-défense travaillent en se basant sur l'utilisation du corps classique quotidienne des pratiquants et donnent de meilleurs résultats à court-terme. 
A&C : -  Qu'est-ce que cette modification de l'utilisation du corps?
 
LT : - (Rires) LA question. Cela peut recouvrir des choses très différentes selon 
les écoles. L'enseignement de l'Aunkaï d'Akuzawa senseï est la plus 
extraordinaire méthode de développement, génération et réception de force 
que j'ai vue. Le travail du Shinbukan de Kuroda senseï développe le corps le 
plus souple et le plus sensible que j'ai rencontré. L'enseignement de chaque 
école reflète les conceptions du combat de son fondateur.
Fondamentalement on peut dire qu'il y a une modification de l'utilisation du 
corps à partir du moment où il devient capable de réaliser des choses de 
façon différente. Bien évidemment dans le contexte martial il faut que cela 
apporte un plus, à savoir une augmentation de l'efficacité en combat. De 
l'extérieur le geste d'un adepte pourra sembler similaire à celui d'un 
individu quelconque. Mais le travail interne sera totalement différent, de 
même que les effets de son mouvement. Il peut s'agir d'employer des muscles 
différents afin de réaliser le même geste, ou d'utiliser les mêmes muscles 
mais de façon différente. Les variations sont innombrables.
 
A&C : - Cette modification du corps n'existe-t-elle que dans les disciplines 
martiales?
 
LT : - Beaucoup d'hommes confrontés à des situations de vie ou de mort ont modifié 
la façon d'utiliser leur corps, souvent sans en être conscient. Je parlais 
récemment avec un alpiniste de très haut niveau qui m'expliquait que son 
corps flottait. Et j'avais effectivement perçu chez lui une "légèreté" qui 
ne correspondait pas à son poids. Ukimi, le corps flottant est une théorie 
de l'école de Kuroda senseï. Il ne s'agit pas du même flottement et il n'est 
pas réalisé dans le même but mais dans les deux cas il y a modification.
La question n'est pas de savoir si l'homme peut arriver à utiliser son corps 
différemment et plus efficacement, il le peut. La question dans les 
traditions martiales concerne la transmissibilité d'un tel enseignement. Et 
les ryu avaient réussi à créer des méthodes permettant de modifier 
l'utilisation du corps de leurs adeptes.
La notion de vie ou de mort place l'être humain dans un état incroyable où 
celui qui arrive à dépasser sa peur devient capable de mobiliser des 
ressources extraordinaires. Les hommes qui ont vécu cette tension de mort 
tout au long de leur existence ont développé une science du corps sans 
équivalent dans l'histoire de l'humanité. Malgré leur investissement dans 
leurs disciplines les athlètes ne connaissent pas cet état. C'est pourquoi 
nombre d'entre eux viennent chercher chez Kono senseï ou Hino senseï un 
savoir plus fin que celui de leurs entraîneurs qui leur permettra 
d'améliorer leurs performances.
   
A&C : - Tu parles de la pratique en termes d'efficacité martiale, de modification de 
l'utilisation du corps. L'aspect spirituel ne t'intéresse-t-il pas?
 
LT : - Les voies martiales sont pour moi une méthode d'éducation du cœur, du corps 
et de l'esprit. Pour beaucoup le budo est une pratique issue des bujutsu 
mais qui s'en est éloigné dans la pratique. Mais à mon sens le budo doit 
être plus que le bujutsu dans le sens où il devrait intégrer celui-ci tout 
en y ajoutant une composante éthique. Je comprends que pour certains 
l'aspect martial ne soit pas important dans la quête de développement 
personnel qu'ils ont entreprise. Mais pourquoi alors s'embarrasser d'un 
décorum martial superflu? Il existe beaucoup de méthodes de développement 
comme le Yoga qui ne font pas référence au monde martial et qui sont autant 
sinon plus efficaces. J'ai choisi la pratique martiale parce que c'est un 
univers que j'aime. Pour moi il est important de garder la cohérence 
martiale si nous désirons atteindre les résultats que nous cherchons par 
cette voie. Le budo que j'essaie d'enseigner contient donc l'aspect martial 
issu du bujutsu, mais il est important et nécessaire d'y ajouter une 
dimension éthique.
 
A&C : - Comment cela se traduit-il? Enseignes-tu cela par la parole, en citant des 
maîtres par exemple?
 
LT : - Non, généralement pas. Effectivement si je devais le faire je le ferai en 
citant des maîtres car je suis sincèrement loin de toute réalisation 
spirituelle. Je crois que la pratique de l'Aïkido contient en elle 
l'enseignement d'Osenseï. C'est cela qui fait sa grandeur et son génie. 
C'est un message universel parce qu'il est au-delà des mots. Il n'a pas 
besoin d'être verbalisé pour être compris.
 Les techniques de l'Aïkido sont des métaphores. Le conflit qu'elles simulent est résolu par une technique martiale mais dont le cœur est la compassion. L'activité physique donne lieu à une transformation spirituelle. Celui qui passe son temps à bloquer des tsuki et à y répondre par un tsuki évoluera différemment de celui qui les esquive et redirige son adversaire avant de le contrôler avec douceur. En Aïkido chaque technique se termine normalement par la préservation de celui qui l'applique mais aussi de celui qui la reçoit, même s'il est contrôlé. Bien sûr martialement parlant le message de Ueshiba est une utopie! Mais elle est de celles qui changent le monde. Je crois que son héritage est aussi important que ceux que nous ont légués Gandhi ou Martin Luther King. Sans doute même plus car elle se passe d'explications. Le pratiquant lambda qui vient s'inscrire dans un dojo d'Aïkido y vient généralement pour des raisons assez triviales. Il cherche à se détendre, se remettre en forme, apprendre à se défendre, etc… Petit à petit et sans qu'il s'en rende compte la pratique le changera. De façon relativement superficielle en améliorant sa santé, en le distrayant, mais surtout au plus profond de lui-même. Cours après cours il fait face à des attaques et apprend à y répondre par la non-opposition. Entraînement après entraînement il applique des techniques empreintes de compassion face aux attaques qu'il subit. C'est tout naturellement que ce comportement déteindra sur chaque acte de sa vie quotidienne, faisant de lui un homme qui développe son potentiel en intégrant une éthique humaniste. J'ai toujours considéré que les budo, et plus particulièrement l'Aïkido, étaient les pratiques martiales qui devraient être les plus répandues. Nous n'avons jamais autant eu besoin de méthodes d'éducation efficaces qu'aujourd'hui où règnent l'argent et l'individualisme. Le respect de soi et des autres qui sont la base des budo est une valeur en voie d'extinction… 
A&C : - Pourquoi considères-tu que le message de Ueshiba est une utopie?
 
LT : - Parce que préserver son adversaire est quelque chose de très difficile. Il 
faut avoir un niveau bien supérieur au sien pour le faire sans danger. Il 
est bien plus facile de détruire son adversaire. Il est d'ailleurs 
significatif que ce type de pratique se développe surtout dans les pays 
"sûrs" dans les catégories de population les moins susceptibles de subir des 
agressions. Mais encore une fois c'est la plus belle des utopies. Celle qui 
parfait l'être humain. Et celui qui cherche l'efficacité la trouvera 
aisément dans l'Aïkido s'il sait lire entre les lignes… Les racines du 
bujutsu sont encore très proches.
 
A&C : -  Tu es japonais de par ton père. Tu parles japonais et vis au Japon. Crois-tu 
qu'il est important de connaître la culture du pays d'origine de la pratique 
que l'on a choisie?
   
LT : - C'est une question très compliquée… Comme je le disais l'Aïkido est 
universel et se suffit à lui-même. Il se passe de mots et il n'est donc pas 
nécessaire de parler japonais ou d'étudier le Shinto. Par contre il est 
indispensable de remettre les disciplines que l'on pratique dans leur 
contexte si on veut en obtenir l'efficacité. Non pas dans le contexte 
culturel au sens où on l'entend habituellement, mais le contexte du 
quotidien.
Une discipline traditionnelle pratiquée avec le corps utilisé de façon 
moderne ne peut donner naissance qu'à une efficacité très limitée. Les 
méthodes martiales traditionnelles japonaises sont basées sur une 
utilisation du corps qui est fondamentalement différente de celle 
d'aujourd'hui. Comme l'explique Kono senseï les japonais d'antan avaient une 
marche homolatérale. C'est-à-dire qu'ils avançaient la jambe et le bras du 
même côté simultanément et que leur colonne vertébrale ne vrillait pas par 
rapport au bassin. Par ailleurs ils marchaient sur l'avant du pied, le talon 
étant sorti de leurs zoori ou setta. Aujourd'hui tout le monde, même au 
Japon, marche de façon controlatérale en attaquant le sol avec le talon. Les 
résultats ne peuvent évidemment être les mêmes s'ils sont basés sur des 
fondements radicalement différents.
 
A&C : - Faut-il alors marcher comme les japonais du passé ?
 
LT : - Sur le coup, les échanges avec les experts japonais ont été très 
déstabilisants pour moi, malgré l’aide des interprètes. 
 (Rires) Le danger est de tomber dans les extrêmes. Il n'est pas nécessaire de singer les samouraïs pour pratiquer les arts martiaux. Mais effectivement, marcher sans vriller la colonne, même en gardant simplement le torse de face, peut amener de nombreux changements au niveau de la pratique. De même que ne pas frapper le sol avec le talon, à défaut de marcher sur l'avant du pied. La marche est l'activité physique fondamentale de l'homme. Sa maîtrise est le premier pas vers la modification de l'utilisation de votre corps. On dit d'ailleurs que l'homme a acquis son humanité lorsqu'il a adopté la position debout. Chacun, même le plus occupé d'entre nous, marche quotidiennement. Il ne tient qu'à chacun de transformer ce temps passé notamment à se rendre à son lieu de travail en pratique martiale. D'abord par le travail sur la forme, ensuite sur la sensation. Les qualités telles que centrage, disponibilité, relâchement peuvent être développées très efficacement. Aujourd'hui les gens pensent savoir marcher parce qu'ils arrivent à aller d'un point A à un point B. Cela revient à dire que l'on sait faire de la musique parce que l'on arrive à faire du bruit en appuyant sur les touches d'un piano. 
A&C : -  Tu insistes en permanence sur un travail en relâchement et en souplesse et 
il semble que tu as presque banni le travail en tension. Pourquoi?
 
LT : - Tout simplement parce que le travail en tension n'est pas efficace dans le 
cadre d'un combat réel et face à quelqu'un de plus fort que soi. Il n'est 
pas non plus efficace dans un combat sportif mais cela porte moins à 
conséquence. Le travail en tension est efficace dans certains domaines tels 
que la course de vitesse, l'haltérophilie et de nombreux autres sports. En 
combat il ne fonctionne que face à des personnes plus faibles physiquement 
et/ou techniquement. Ce n'est pas grave pour des sportifs dont la défaite ne 
signifie pas la mort. En revanche on comprend que les adeptes du passé ou 
quelqu'un comme l'expert de Systema et vétéran des Spetsnaz Vladimir 
Vassiliev qui a connu les champs de bataille, l'aient depuis longtemps 
abandonné.
 
A&C : -  Alors que Ueshiba était considéré par ses pairs comme un combattant 
extraordinaire l'Aïkido est aujourd'hui critiqué en raison de son manque de 
réalisme. N'y a-t-il pas là un véritable malaise?
 
LT : - Absolument. L'Aïkido est surtout critiqué en raison de ses attaques 
irréalistes. Et c'est justifié. Si l'attaque est incorrecte la réponse est 
sans intérêt puisqu'elle se fonde sur un postulat faux. Par contre la 
critique est souvent mal dirigée. Généralement ce sont les formes des 
attaques, les frappes à mains ouvertes ou les saisies, qui sont critiquées. 
Hors ces attaques correctement réalisées sont très efficaces. Le problème 
vient en réalité de leur exécution.
 Si les frappes des pratiquants d'Aïkido font rire ceux de Karaté ce n'est pas par leur forme car ils utilisent aussi les attaques à mains ouvertes. Simplement les frappes sont faites en s'exposant et à une distance incorrecte, les saisies sont réalisées à partir de positions vulnérables, etc… Mais surtout, toutes ces attaques sont faites en tension. La tension rend le geste visible, lent, totalement inefficace. Sans compter qu'on rentre alors dans un monde de compétition de force. Les saisies figées en force sont une autre spécificité ridicule de l'Aïkido. Une saisie en force ne permet pas de sentir ce qui se passe dans le corps du partenaire. Elle ne permet de contrôler qu'un segment infime de son adversaire et en aucun cas de l'empêcher de frapper. Elle ralentira aussi tout mouvement de celui qui l'exécute. C'est une façon d'attaquer qui s'est développé peu à peu sur la base d'une incompréhension et qui n'existe dans aucune autre discipline. La non-compétitivité de l'Aïkido est une de ses richesses. Mais en dehors d'un enseignement clair et précis elle donne lieu à des dérives de ce type. Celui qui cherche une cohérence martiale doit comprendre que s'il avait à se battre, ce type de réaction serait suicidaire. Si on étudie aussi notre discipline dans son contexte d'origine il est évident que toutes les saisies du kimono devaient être légères. Un kimono est un vêtement très délicat qui était décousu avant d'être rangé. L'unique couture qui retenait la manche à la veste se déchire à la moindre utilisation de force. Une saisie légère comme celles de Tamura senseï ou Kuroda senseï leur permet de sentir, contrôler et annuler le moindre geste de l'adversaire. 
A&C : -  La technique ne peut-elle permettre de compenser un écart de force?
   
LT : - Si, mais de façon limitée. Simplifions avec une parabole mathématique où le 
vainqueur est celui qui a la plus haute valeur absolue. Si j'oppose ma force 
de 5 à celle de 7 de mon adversaire je perds. Si la technique me permet 
d'ajouter 3, je gagne. Imagine maintenant que j'ai une force de 2 et mon 
ennemi une force de 8. Même en additionnant les 3 de la technique mon 5 est 
insuffisant et je termine au cimetière. Si je n'oppose pas ma force de 2 ou 
5 à l'adversaire mais le relâchement, il n'y a aucune limite. C'est le 
secret de l'efficacité martiale. C'est ce qui permet aux maîtres âgés de se 
défaire avec aisance de jeunes adversaires vigoureux. C'est l'enseignement 
du Tao Te King, "le faible vainc le fort, le souple vainc le dur".
Toute technique reposant sur des angles et des leviers est un travail de 
recherche d'efficacité relative. La véritable technique martiale est une 
recherche d'absolue. Bien sûr ce sont des grands mots et de belles théories. 
Mais il y a un enseignement concret derrière.
 
A&C : -  Lors d'une agression ou d'un combat le corps rentre en tension. Ne 
vaudrait-il pas mieux apprendre à agir à partir de là?
 
LT : - La tension naît de la peur. Elle provoque non seulement une contraction de 
nombreux muscles inutiles, mais aussi de nombreuses fibres inutiles dans les 
muscles dont nous avons besoin.
 Notre corps et notre esprit sont liés. Il existe un aller/retour permanent entre eux et tout changement d'état chez l'un a une conséquence immédiate sur l'autre. Imagine que quelque chose t'effraie soudainement. C'est une réaction de ton esprit qui se traduit instantanément par une réaction de ton corps. Généralement une tension de tout le corps dans un geste de protection ou de repoussement, au pire de paralysie. Ta respiration s'accélère et devient saccadée. Tu t'essouffles très rapidement, tu as les jambes qui tremblent et tu n'arrives plus à réfléchir correctement. Tu tombes très vite dans un cycle infernal où la peur entretient la peur. Dans les méthodes de self-défense modernes qui ont pour but de donner à un quidam quelques moyens de réponse dans un temps limité il vaut probablement mieux ne pas chercher la complication et utiliser les réponses habituelles du corps quitte à n'aboutir qu'à une efficacité "limitée". Mais une efficacité limitée n'est pas suffisante pour celui qui met régulièrement sa vie en jeu. C'est pourquoi les bujutsu amenaient le pratiquant à modifier les réactions de peur instinctives qui sont contreproductives face à un adversaire expérimenté. Il faut apprivoiser la peur afin de conserver le corps relâché. Mais la raison essentielle pour laquelle je pense que le travail de relâchement est important est que c'est celui qui modifie profondément notre esprit. De même que la peur créée la tension, le relâchement amène le calme et la sérénité. Nous vivons dans un monde où les agressions sont moins physiques mais ne sont pas pour autant moins nombreuses. Apprendre à se relâcher sur le tatami amènera un changement profond dans le comportement même du pratiquant, dans sa façon de faire face au stress au quotidien. C'est probablement là le plus grand bénéfice de la pratique. 
A&C : -  Tu as rencontré de nombreux maîtres. Quels sont ceux qui t'ont le plus 
impressionnés?
 
LT : - Oh là c'est une très mauvaise question, tu tiens à ce que je me fasse 
massacrer? (Rires) Chaque interview a été une rencontre. Maintenant il est 
évident que certains m'ont touché plus que d'autres. Au niveau de la 
pratique ce sont les maîtres Tamura, Kuroda, Hino et Akuzawa qui m'ont le 
plus impressionnés. Au niveau humain Shimizu senseï est pour moi celui qui 
incarne le plus l'idéal du budoka.
 C'est très difficile de répondre à ta question parce que comme tu m'avais donné carte blanche je n'ai interviewé que des gens qui m'intéressaient à la base. Sans vouloir dire comme à "l'école des fans" que tout le monde a gagné, je peux dire sincèrement que chaque maître que j'ai présenté m'a touché. 
A&C : -  Peux-tu nous parler un peu du DVD qui est en train d'être finalisé?
 
LT : - Il s'agit d'un travail sur le tanto qui se décompose en trois parties. Les 
techniques y sont présentées sous trois formes. Tout d'abord les formes 
classiques qui peuvent être présentées par exemple lors des passages de 
grades. Ensuite les formes de type bujutsu, avec les variations dans le 
mouvement mais surtout dans la façon d'utiliser le corps pour les exécuter. 
Enfin les formes appliquées à la self-défense, le goshinjutsu.
 
A&C : -  Un mot pour terminer?
 
LT : - Les voies martiales sont multiples et peuvent nous apporter beaucoup. Mais 
pour cela il est important de savoir ce que l'on cherche et de ne pas 
s'illusionner sur sa pratique. Pour moi elles sont une incroyable méthode 
d'auto-éducation et m'on permises d'évoluer physiquement et mentalement.
Aujourd'hui le cinéma et la télé forment les bases de la représentation de 
l'efficacité qui est très éloignée de la réalité. Le travail en relâchement 
est la base d'une transformation du corps et de l'esprit. C'est grâce à ce 
type de pratique que l'adepte non seulement acquerra la plus grande 
efficacité martiale, mais surtout une transformation profonde et positive de 
son être qui l'amèneront à une meilleure qualité de vie.
 
   
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